Épisode 3, la revue numérique. Entretien avec Bertrand Quentin, philosophe et maître de conférences à l’université Gustave Eiffel, directeur du Laboratoire interdisciplinaire d’étude du politique Hannah Arendt (LiPHA).

Bertrand Quentin

Marion Curtillet : Vous faites du handicap un objet d’étude philosophique à part entière et vous vous inscrivez ainsi dans un courant de la pensée relativement récent. De quelle(s) spécificité(s) du monde d’aujourd’hui le questionnement sur le handicap est-il le miroir ?

Bertrand Quentin : Les philosophes sont le reflet de leur époque, mais ils ne sont pas que cela, sinon leur apport ne passerait pas la durée de leur existence. Si nous continuons à lire Aristote, Pascal ou Hegel c’est qu’ils ont apporté quelque chose qui peut continuer à nous nourrir aujourd’hui. En revanche, sur certains sujets qui n’appartenaient pas à leur univers de pensée nous ne trouverons pas des réflexions suffisantes pour nous. C’est le cas par exemple pour la responsabilité de l’homme dans son rapport à une nature vivable ou dans ce que le handicap nous amène à penser. La possibilité pour l’humain, par la technique médicale, de maintenir en vie ou de ramener à la vie des hommes ou des femmes qui auparavant ne l’auraient pas été renouvelle le regard du monde d’aujourd’hui sur la définition même de l’humain.

Marion Curtillet : Avec qui travaillez-vous ?

Bertrand Quentin : Je dirige le Master 1 de philosophie, parcours « éthique médicale et hospitalière appliquée » à l’Université Gustave Eiffel. Nos étudiants sont des professionnels du médical et du médico-social, des médecins, des infirmières, des directeurs d’établissements médicaux-sociaux, des psychologues, des éducateurs, etc. Il peut aussi y avoir des religieux ou des responsables politiques régionaux. Nous mettons un point d’honneur à créer des promotions de 20 personnes – ce qui est la taille humaine pour créer un groupe solidaire et aux échanges féconds et personnels. Notre formation a lieu à Paris deux jours par mois (un mercredi et un jeudi d’affilée) ce qui la rend accessible aux salariés les plus sollicités. Ces deux jours de philosophie sont très denses mais nos étudiants nous disent les vivre comme une véritable bouteille d’oxygène, dans un quotidien professionnel qui n’est pas toujours facile. Le but est de rendre accessibles les grands philosophes de l’histoire et de les investir dans les problématiques éthiques que chacun d’entre nous rencontre aujourd’hui.
Les découvertes éthiques de notre école (École éthique de la Salpêtrière – Gustave Eiffel) sont relayées dans notre revue en ligne ÉTHIQUE. LA VIE EN QUESTION (librement accessible).

Marion Curtillet : Vous expliquez dans vos travaux que jusqu’à récemment, le handicap était vécu par l’individu et la société comme une décision d’ordre divin. D’une certaine manière, cela présentait l’avantage d’être simple… La disparition de Dieu impacte-t-elle notre rapport au handicap ? Avec quelle(s) conséquence(s) au niveau de l’individu ? De la société ?

Bertrand Quentin : Au sein de certains courants religieux, le handicap de naissance a en effet pu être vécu comme décret divin. Cependant il y avait aussi des handicaps acquis et depuis des siècles, les soldats qui étaient mutilés au cours des combats recevaient des pensions dans la société qu’ils avaient défendue. Le XXe siècle a accentué les choses en croisant les événements massifs générateurs de handicaps (les guerres (guerre de 14-18 en France, guerre du Vietnam pour les Etats-Unis) et les questionnements laïcs sur la responsabilité sociale, l’idée de remédiation. La compassion qui se voulait découler d’une attitude religieuse a fait davantage place à la question du droit appelant à des solutions universalisables. L’individu se voit moins à la merci des initiatives compassionnelles privées et davantage exigeant quant à un rôle que la société devrait assumer.

Marion Curtillet : Piwi Cœur, avec son cœur pas branché aux poumons, n’aurait vécu que quelques jours s’il était né avant les années 70/80. Il est très récent que l’homme de la « techno-science » sache ainsi donner artificiellement la vie à un corps conçu pour ne pas vivre. Aucun questionnement philosophique, éthique, sociétal ou politique ne semble se poser à ce sujet, à l’inverse des débats houleux et récurrents sur l’interruption artificiel de la vie (que ce soit avant ou après la naissance). Pourtant, dans les deux cas, l’homme « manipule » la vie. Pourquoi une telle différence de traitement entre les deux faces de la même pièce ? Que nous apprend cette différence sur nous-mêmes et notre conception de la vie ? De la mort ? Du handicap ?

Bertrand Quentin : Par rapport à la naissance d’enfants avec handicaps lourds il y a bien des questionnements qui sont portés mais effectivement davantage au niveau des parents, de l’équipe obstétricale ou de réanimation.
La techno-science permet de voir, d’entendre le fœtus et de ne l’appeler « bébé » qu’après la naissance éventuelle. Selon la gravité des malformations, des décisions sont prises de concert avec les parents. Ce sont des moments souvent très difficiles et variables selon la qualité d’écoute des équipes médicales et la cohésion des parents. Certains veulent accompagner leur bébé aussi longtemps que possible, même si la connaissance actuelle leur fait savoir que le bébé ne vivra pas plus de deux mois dans leur maison avec un appareillage conséquent et des personnels médicaux fréquents. D’autres peuvent trouver cette épreuve trop lourde et ne pas vouloir voir ce bébé malformé dit « non viable ».
Ce sont des sujets souvent considérés comme trop déprimants par les journalistes et les hommes et les femmes qui pensent ne pas s’y trouver confrontés durant leur vie. Du coup les médias ne relaient qu’à la marge ces thématiques, n’amenant pas la société à des débats mûrs et informés sur le sujet.

La liminalité c’est « le fait d’être maintenu sur le seuil ». […] Pas totalement extérieure (ce serait la barbarie nazie) mais jamais totalement à l’intérieur (une paroi invisible empêche à chaque fois une vie dite normale). […] La personne en situation de handicap est dans un entre-deux, dans les limbes de la Cité. La société l’y a maintenu et la personne elle-même a pu s’habituer à s’en contenter.

Quentin, B., Les invalidés. Nouvelles réflexions philosophiques sur le handicap, érès, 2019, pp.114-115

Marion Curtillet : Vous avez développé le concept de « liminalité » et l’illustrez avec des exemples de handicaps physiques. La multiplication des établissements spécialisés dans l’accueil de personnes en situation de handicap (également mental dans ce cas-là en général) relève-t-elle également de ce concept ? En voulant bien faire, ne contribue-t-on pas à laisser sur le seuil, rendre invisibles, les personnes concernées ?

Bertrand Quentin : Dans mon dernier livre, j’ai mis en avant le concept de « liminalité » dans un sens très large – qui inclut donc également la situation de la personne handicapée mentale et/ou polyhandicapée. Quand la société Edgar Rice Burroughs Inc. gérant les droits du personnage Tarzan spécifie que dans toute adaptation ce dernier ne pourra pas être montré « souffrant d’un quelconque trouble physique ou mental » même s’il ne doit pas non plus se moquer des « déformations mentales ou physiques des autres », nous sommes en plein dans une société de liminalité pour le handicap mental ou psychique. Par compassion on ne doit pas s’en moquer, mais on ne doit pas non plus se laisser contaminer. Le handicap mental ou psychique reste dans un entre-deux, au seuil de la société pleine et entière.

L’expression d’« empathie égocentrée » est appropriée pour rendre compte du paralogisme en jeu : la plupart des gens essaient de se mettre à la place de la personne handicapée qu’ils croisent (effort, même fugace, d’empathie) mais en conservant leurs réflexes de personnes valides (analyse encore égocentrée). Le contraste entre la vie sociale et physique vécue par ledit valide et ce qu’ils croient voir de la personne handicapée leur fait, de façon erronée, envisager l’existence handicapée exclusivement sous l’angle de la souffrance et du manque. Le handicap, visuellement ou intellectuellement repéré, doit nous obliger à un décentrement par rapport à notre mode usuel de sensation, perception, imagination.

Quentin, B., La philosophie face au handicap, érès,2013, p.160.

Marion Curtillet : Réellement comprendre une personne en situation de handicap nécessite (je vous cite) un « décentrement » par rapport à soi-même. Vous vous appuyez là aussi sur des exemples de personnes en situation de handicap physique, par ailleurs en pleine capacité de penser leur vie et même de s’exprimer à son sujet. Qu’en est-il des personnes en situation de handicap mental ? Comment moi, pensant verbalement (avec des mots dans ma tête), puis-je me « décentrer » en une personne pensant non verbalement ou pensant dans un référentiel auquel je ne peux accéder ? Est-il même possible d’avoir de l’empathie pour cette personne ?

Bertrand Quentin : Ce que j’ai appelé « l’empathie égocentrée » consiste effectivement à se mettre à la place de la personne handicapée mais en partant de la position de personne dite valide – ce qui induit de souvent « taper à côté » des ressentis réels. Cela est vrai par rapport au handicap physique mais également mental ou psychique. Juger que la vie d’une personne polyhandicapée ne vaut pas la peine d’être vécue est un jugement porté par une personne qui vit l’existence faite de raisonnements transmissibles par le langage comme le stade minimal d’une vie humaine. L’insistance depuis plusieurs décennies sur la thématique de l’autonomie a aussi pu invalider les personnes qui nécessitaient une présence de l’autre permanente pour continuer à vivre. Dans la définition de ce qui vaut la peine d’être humainement vécu on peut mettre l’accent sur l’accessibilité minimale à un échange intellectuel et on en viendra comme chez Locke ou plus récemment, Singer à qualifier de « non-personnes » les êtres qui n’en sont pas capables. On pourra aussi, comme je l’ai revendiqué, estimer que certains hommes deviennent les garants symboliques de ceux qui n’arrivent plus à se porter continûment eux-mêmes (cas de la maladie d’Alzheimer avancée). Pour le polyhandicap de naissance, on peut aussi considérer que d’autres capacités d’échange que celle de l’intellect langagier existent. Des émotions physiques passent à travers le toucher et une mémoire affective, visuelle, auditive, olfactive peut prendre le relais pour une expérience partagée qui n’est pas rien.

Marion Curtillet : Vous dites que la compensation du handicap, l’acceptation du handicap, le degré du handicap par rapport à une déficience donnée, sont la responsabilité de la société. D’où le néologisme « Les invalidés » en titre de votre dernier livre ?

Bertrand Quentin : On connaît le terme « invalides » qui appartient à la langue française. J’ai utilisé le néologisme « invalidés » dans mon dernier livre pour souligner que certains hommes subissent dans cette vie une forme d’invalidation. « Les invalidés » attirent l’attention sur le « modèle social » du handicap pour le distinguer d’une conception purement physiologique à laquelle pense le plus souvent le grand public. C’est la société qui va fixer le degré d’acceptabilité d’une vie, qui va investir sur des équipements de remédiation importants, des écoles accessibles, des mairies accessibles, des cinémas accessibles, des restaurants accessibles ou qui va estimer que « cela commence à bien faire » pour invalider certaines existences, les mettre au rencart. Nous sommes au croisement de problématiques économiques et éthiques. La société peut se répandre dans de beaux discours sur la « société inclusive », sur « le vivre ensemble », la tolérance. Si elle ne met pas des moyens conséquents en lien avec ces paroles, ce sont les parents qui vont vivre un parcours du combattant où les non-dits sociaux seront légions. Le regroupement par associations de parents, l’usage des réseaux sociaux, les possibilités de pression sur les instances politiques sont des chemins à découvrir et Les aventures de Piwi Cœur en est un très bon exemple. La circulation de l’information, la possibilité de parler de situations de l’existence difficiles mais riches néanmoins modifieront les frontières de la validation sociale pour des enfants comme Piwi Cœur.

Vous pouvez écouter Bertrand Quentin ici à la Bibliothèque Nationale de France et ici à l’École Éthique de la Pitié-Salpêtrière (chaire de philosophie à l’Hôpital).

Prochain article :
« Quand un Piwi Cœur débarque dans une famille, la raison part… en vrille ! »

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