Peut-on « s’habituer » ? Eclairage. Par « Pierre Martin » (son nom a été changé), directeur de MDPH (Maison Départementale des Personnes Handicapées), qui apporte à nos questions des réponses qui n’engagent que lui (en aucun cas la MDPH).
Marion Curtillet : Avez-vous conscience d’un certain mécontentement des personnes porteuses de handicap vis-à-vis du fonctionnement de la MDPH ? Le comprenez-vous ?
Pierre Martin : J’en ai bien conscience et je peux le comprendre oui.
Les principaux griefs concernent les délais (les décisions prennent souvent en moyenne six mois même si les urgences sont traitées plus rapidement) et la lourdeur administrative (notamment la fréquence de renouvellement des dossiers).
Je suis plus prudent avec les mécontentements concernant les décisions elles-mêmes, qui sont à prendre au cas par cas : les erreurs d’appréciation d’une situation donnée peuvent venir parfois de la MDPH, c’est vrai, mais aussi parfois de la personne porteuse de handicap. Sur ce point précis, un usager mécontent peut l’être à raison, ou à tort.
Les délais
Marion Curtillet : Commençons par le premier point que vous évoquez : les délais. Comment les expliquez-vous ?
Pierre Martin : Ils viennent de trois facteurs conjoints. Premièrement, le volume de dossiers à traiter. Deuxièmement, le traitement individuel de chaque dossier. Troisièmement, les moyens disponibles.
En 2005, la loi a donné une définition très large du handicap : « Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant. »
Cette définition très large a fait rentrer dans le champ du handicap, et donc dans le périmètre de la MDPH, une quantité colossale (et pas du tout imaginée par les rédacteurs de la loi) de nouveaux cas.
Cette même loi instaure le traitement individuel de chaque situation. Pour vous donner un exemple, il n’existe pas un « forfait trisomie 21″… Les conséquences de l’anomalie génétique originelle sur la vie du porteur sont différentes pour chacun, les MDPH doivent étudier chaque situation de manière spécifique.
Pour ce qui est des moyens, les MDPH sont des groupements d’intérêt public sous la tutelle des départements. Mais alors que la gouvernance et le financement sont partagés avec l’Etat, ce dernier s’est considérablement désengagé, et les moyens alloués à chaque MDPH dépendent donc de l’importance accordée par chaque département aux questions de handicap, et des ressources de chaque territoire.
Dans les départements pour lesquels le handicap est une priorité, la MDPH a plus de moyens (humains, notamment). Quand le handicap n’est pas une priorité pour le département ou que le département est plus pauvre, la MDPH doit faire… avec les moyens du bord…
Les recours
Marion Curtillet : En même temps, les nombreux recours ne contribuent-ils pas aussi à augmenter le nombre de dossiers à traiter ?
Pierre Martin : Les recours sont nombreux c’est vrai. C’est la conséquence directe du traitement des dossiers au cas par cas, qui donne une large part à l’humain et donc à la subjectivité. Tant de la personne porteuse de handicap, que des membres des commissions qui prennent les décisions.
Je vais vous donner deux exemples concrets.
Le premier pour illustrer la subjectivité des décisions de la MDPH : prenez un maçon qui n’est pas né en France et ne maîtrise pas bien la langue. Après de nombreuses années de ce travail, il a des douleurs au dos qui ne lui permettent plus d’exercer une activité manuelle. Comme il ne parle pas suffisamment bien le français, il ne peut pas se reconvertir dans un travail administratif.
Les MDPH se basent sur des référentiels nationaux, comme le guide barème élaboré par la CNSA (Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie). Mais selon que la commission pluridisciplinaire de la MDPH qui reçoit le dossier considère que c’est le mal de dos ou la langue qui conduit à l’incapacité de travail, la décision ne sera pas la même…
Un second exemple pour illustrer à l’inverse la subjectivité des personnes porteuses de handicap : prenez deux personnes auxquelles il manque un membre. Disons le bras. La première est née avec un seul bras, la seconde a perdu un bras lors d’un accident. Les conséquences de l’absence de ce membre n’est pas du tout la même pour la première, qui a toujours vécu de cette façon-là et s’est adaptée, et la seconde, qui doit apprendre à vivre sans son bras. Les besoins de compensation de l’une et de l’autre ne seront pas les mêmes, et les décisions de la MDPH ne seront pas les mêmes non plus. La personne née avec un bras en moins pourra trouver cela anormal ou injuste.
Il est important que les bénéficiaires comprennent les enjeux de ce traitement individuel de chaque dossier. A nous, les MDPH, de mieux l’expliquer peut-être. Chacun est très attaché à voir son cas considéré de manière personnelle, et revenir au forfait par type de handicap n’est pas envisageable.
Seulement, il y a des conséquences : la durée du traitement des dossiers, et une part inévitable de subjectivité…
Charge administrative des familles
Marion Curtillet : Quid de la fréquence de renouvellement des demandes ? Ne contribue-t-elle pas au ras-le-bol des bénéficiaires, et à l’engorgement de vos services ?
Pierre Martin : C’est un fait, oui. Et la situation a déjà évolué. Récemment, début 2019. L’allocation d’éducation de l’enfant handicapé de base peut aujourd’hui être accordée jusqu’aux 20 ans de l’enfant à certaines conditions. Les compléments sont ouverts au maximum pour 5 ans. Le certificat médical, anciennement valable 3 mois, l’est désormais pendant 6 mois. Ce sont des évolutions qui vont dans le bon sens.
Aller plus loin ? Oui et non… Car les situations évoluent. Que ce soit l’état de santé de la personne, son environnement, tout simplement son âge. Ses besoins changent en parallèle, et le rôle de la MDPH est de répondre au plus près à ces derniers. Ni trop, ni trop peu.
Nous pourrions sans doute optimiser encore sur ces durées d’attribution, mais à la marge seulement. Pour certaines situations bien précises.
Pour ce qui est du ras-le-bol des bénéficiaires, il est d’autant plus compréhensible que la MDPH ne fait qu’ouvrir des droits ! Elle ne s’occupe pas de leur application.
Par exemple, la MDPH ouvre le droit à x heures d’AVS pour un enfant. C’est ensuite à l’éducation nationale de faire le nécessaire, et commence alors un nouveau combat pour les parents… La MDPH ouvre le droit à une place dans un établissement spécialisé. Mais entre l’ouverture du droit, et la place effective dans un établissement, le chemin est encore très long et difficile pour les familles ! Quant aux diverses allocations, elles sont versées par les organismes concernés, la CAF par exemple. Donc après avoir fait tant de démarches auprès de la MDPH pour ouvrir le droit à une allocation, il faut ensuite passer à l’étape « CAF ». Ce qui peut être simple…. ou pas…
L’équilibre
Marion Curtillet : Pourquoi ne pas déléguer l’ouverture des droits directement aux organisations qui vont les appliquer alors ? Que l’éducation nationale décide des AVS, les établissements spécialisés des personnes qu’ils prennent en charge, la CAF des allocations qu’elle verse ?
Pierre Martin : Si nous prenons l’exemple des AVS, il y en aurait vite trois par classe si les écoles décidaient elles-mêmes ! Avec les classes surchargées et les enseignants pas formés à gérer les cas complexes, la tentation serait très forte ! A l’inverse, si c’étaient les académies qui décidaient, alors il risquerait d’y en avoir beaucoup moins dans une optique de maîtrise budgétaire !
Cet exemple illustre bien l’intérêt que le droit soit ouvert par une institution indépendante de celles qui disposent des moyens de mise en œuvre. La MDPH s’assure que les bonnes ressources soient allouées aux bonnes personnes. Et que les problèmes qui ne relèvent pas du handicap, qui découlent de dysfonctionnements qui n’ont rien à voir, ne soient pas camouflés en utilisant les moyens alloués au handicap pour compenser…
La grande force de la MDPH est la CDAPH (Commission des Droits et de l’Autonomie des Personnes Handicapées). Il s’agit d’une équipe pluridisciplinaire qui étudie les dossiers et attribue les droits. Elle est composée de représentants du département, des services et des établissements publics de l’État, des organismes de protection sociale (CPAM, CAF, etc.), des organisations syndicales, des associations de parents d’élèves et, pour au moins un tiers de ses membres, des représentants des personnes handicapées et de leurs familles désignés par les associations représentatives.
Sa composition apporte une garantie d’équilibre dans les décisions qui sont prises.
Des pistes d’amélioration ?
Marion Curtillet : Il n’y a donc rien à faire ? Si vous étiez Président de la République, que mettriez-vous en place pour améliorer les choses ?
Pierre Martin [Rires] : Si j’étais Président de la République, je donnerais des vrais moyens aux MDPH. Notamment, je basculerais une grande partie des ressources allouées à l’audit et au contrôle, à un traitement plus rapide et qualitatif des dossiers des bénéficiaires. Première chose.
Deuxième chose, je penserais les droits attribués aux personnes porteuses de handicap sur le long terme, pour éviter ce que nous vivons en ce moment : une pluie incessante de lois et décrets qui s’abat sur les MDPH. C’est simple, nous n’avons pas le temps de former nos équipes à une nouvelle réglementation, qu’une autre arrive. Elles sont parfois même en contradiction, la dernière peut annuler la précédente… Nous n’arrivons pas non plus à former les assistantes sociales au fur et à mesure.
Avec tout ça, beaucoup d’erreurs dans le traitement des dossiers, et beaucoup de recours. Perte de temps, d’efficacité, in fine beaucoup de mécontents…
Troisième chose, j’harmoniserais les systèmes informatiques au niveau national. Chaque MDPH travaille avec son propre logiciel et traite ses données à sa façon. Quand l’Etat a besoin d’uniformiser une saisie, ou de statistiques (ce qui arrive… tout le temps…) nous devons y consacrer un temps fou, adapter notre logiciel, nos façons de travailler avec. De nouveau, il faut former les équipes, et en attendant qu’elles le soient, le risque d’erreurs est considérable…
Nous devrions tous travailler sur un logiciel commun, pensé en amont pour la consolidation et la comparaison des informations au niveau national, avec pour objectif premier d’alléger la saisie par les équipes pour réduire les délais de traitement.
Quatrième chose, je formerais les enseignants à s’occuper d’élèves en situation de handicap. Nous allégerions considérablement le nombre de demandes d’AVS ! Détail pendant que nous parlons de l’école : les enseignants qui travaillent pour la MDPH ont les vacances scolaires comme leurs collègues présents dans les écoles. Résultat : pas d’étude de dossiers pendant les deux mois d’été. Or, quand aurait-on le plus besoin d’eux pour étudier les dossiers… ?
Cinquième chose, passent par les MDPH les dossiers de reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé. Ce sont des milliers de dossier à étudier, pour un taux d’acceptation de… 99,5%. Si j’étais Président, je sortirais ces dossiers du champ de la MDPH.
Marion Curtillet : Donc si, nous pouvons améliorer les choses !
Pierre Martin : Bien sûr ! La loi de 2005 a tout changé. C’était il y a quinze ans, et quinze ans, à l’échelle du fonctionnement de l’Etat, ce n’est pas grand chose… Nous avons depuis deux ans une vision claire et stabilisée des problématiques, et les mesures qui sont prises vont dans le bon sens.
Il faut leur laisser le temps de se mettre en place. Et dans la transition, je ne vous le cache pas : les erreurs vont se multiplier !
C’est un mal pour un bien. Je suis très optimiste pour la suite.
Merci pour ces éclairages et pour les perspectives d’amélioration. Il faudrait les envoyer aux responsables politiques pour qu’ils en prennent conscience.
[…] C’est le cas chez nous aussi. La MDPH = l’enfer. Pourquoi est-ce que je n’en parle pas alors ? Parce que je n’arriverai pas à rester polie je pense… En fait, je vais vous dire. Vous commencez à me connaître n’est-ce pas ? Je suis d’un naturel plutôt optimiste et j’ai tendance à voir le positif un peu partout. Même dans le handicap de mon enfant, j’arrive à voir plein de positif ! Mais dans le fonctionnement de la MDPH… vraiment, non… (J’ai pourtant essayé, souvenez-vous, l’an dernier, j’avais interviewé Pierre Martin, directeur de MDPH). […]