Demain, Piwi Cœur partira pour la première fois en vacances. L’année dernière, il avait passé l’été à l’hôpital. Marion Curtillet a écrit ce texte le 13 août 2019, au cœur de la tempête. Elle le dédit aujourd’hui à tous ceux qui passent l’été à l’hôpital.

Je passe mon été dans un pays qui ne figure sur aucune carte. Il est très reculé, les billets pour s’y rendre n’existent pas, et aucun guide n’en propose la visite. On arrive toujours ici par hasard : on effleure le miroir et hop !… on se retrouve de l’autre côté !

Dans ce pays, il n’y a pas de temps. Les dates durent 24 heures, quasiment toutes les mêmes. Pas de matin, de midi, de soir. Aucune idée du jour de la semaine, encore moins du numéro qu’il porte. C’est un pays où l’on ne fait rien. On attend. Non, même pas. On est juste « là ». Les yeux accrochés aux trois courbes verte, bleue et jaune qui vont et viennent sur l’écran noir.

Je passe l’été du côté pile d’« Ô temps, suspends ton vol » …

*

Nous sommes très peu à visiter ce pays en été. On pourrait penser que la maladie ne connaît pas de saison, c’est un peu vrai, mais quand même : le cycle annuel est organisé pour respecter la pause estivale.

Les services tournent au ralenti, une partie des chambres est fermée pour grand nettoyage. Le hall d’accueil est désert, la salle d’attente vide, la cafétéria propose surtout du non-périssable. C’est la meilleure saison pour profiter à plein du silence.

Le silence ? Oui, le silence. J’entends bien la cacophonie incessante des machines et des alarmes, le va-et-vient des autochtones, mais de ce brouhaha émerge surtout… le silence. Le vrai, profond, intense… silence.

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Si vous passez un jour de ce côté du miroir, sachez que ce pays propose deux formules de séjour : courte et longue durée. Seulement, vous ne choisissez pas ! C’est votre destin qui coche la case pour vous ! Vous découvrez la durée de votre séjour… une fois qu’il est terminé.

Quand vous êtes sur une formule longue durée, vous reconnaissez au premier coup d’œil celui qui vient tout juste d’arriver : il parle à tout le monde, décrit et décrie alentour le miroir à travers lequel il est passé, cherche à comprendre, agir, prévoir, s’imagine encore qu’il y a un volant, et qu’il a la main dessus. Celui-là est au tout début de son périple, il n’a pas encore compris.

Ceux qui sont là depuis des semaines ou des mois ne parlent plus, à part aux autochtones ou entre eux. Ils ne veulent surtout pas avoir à expliquer encore et encore. La traversée du miroir ? Comprendre, agir, prévoir ? Un volant ? Quel volant ?

Ce pays, il nous apprivoise. Non, il nous dompte. Un peu plus chaque jour. C’est avec le temps qu’on finit par s’y faire. Par se laisser faire…

Ce pays regorge de trésors insoupçonnés qui se dévoilent petit à petit, semaine après semaine, épreuve après épreuve…

Un exemple ? Ce pays est un gigantesque composteur à principes et grandes idées. Il les prend, il les mange, et il en fait du vent qu’il évacue par les conduites d’aération.
Ici, pas de riche, pas de pauvre, pas de religion, pas de couleur de peau, pas d’idéologie, pas de politique. Un pied dans la vie, un pied dans la mort, tout ce qui nous distingue les uns des autres s’évapore. Tout ce qui nous paraissait important dans la vie d’avant se décompose petit à petit. « Je donnerais ma vie pour… » ? Pour rien, en fait ! Non, non, non ! Rien !
Le seul monde meilleur, pour tous les voyageurs de ce côté du miroir, c’est celui dans lequel ils arrivent à repasser de l’autre côté. Et si possible, en état de marche.
Ici, nous vivons tous à nu, drapés d’un même tissu : chaîne amour, trame espérance. Chaîne amour, trame espérance. Chaîne amour, trame espérance.

Un autre trésor : les autochtones ! Ils sont tout un peuple d’êtres magiques qui vivent à cheval entre ce monde et l’autre. Pour nous, voyageurs, ils constituent le dernier lien. Ils nous permettent de ne pas l’oublier complètement, cet autre monde. Ils prennent soin de nous, font le maximum et même plus pour que notre séjour soit agréable. Leur sourire, leur bienveillance et leur persévérance donnent la force et l’envie d’y croire, même quand tout semble perdu.
Ils sont organisés de manière très rigoureuse, chacun connaît son rôle et accomplit sa mission avec passion au service du but commun : empêcher la flamme, aussi fragile soit-elle, de s’éteindre. Pas d’espace pour la moindre erreur, et pourtant pas de stress car tout est parfaitement protocolisé.
Ils se relaient aux commandes sans interruption. Ils connaissent leur pays, ses dangers, ses pièges, ses axes principaux et ses chemins de traverse. Ils savent comment l’aborder, comment s’y prendre. Ils sont seuls capables de nous ramener de l’autre côté. Ils nous prennent dans leurs bras fermes et doux dès notre arrivée, et après quelques jours, nous nous laissons porter. En totale confiance.

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Alors, me direz-vous, quel souvenir vais-je ramener de ce voyage ? Ni magnet, ni T-shirt, ni tasse « I Love l’hôpital« , non… Je crois que je vais ramener d’ici… le souvenir de ma vie d’avant.
Les vacances, en tant normal, sont une parenthèse qui s’ouvre et se referme. 15 juillet, on ouvre la parenthèse, 15 août, on ferme la parenthèse. Un peu comme ça : ( ).
Les vacances à l’hôpital sont aussi une parenthèse, mais inversée, plutôt comme ça : ) ( . Elles marquent la fin de la vie d’avant, et le commencement de celle d’après.
Alors oui, ma vie d’avant, c’est maintenant un souvenir. Que j’ai ramené de mes vacances à l’hôpital…

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Avez-vous eu la chance d’avoir une arrière-grand-mère née en 1914 qui vous prenait sur ses genoux pour vous raconter sa vie ? Vous souvenez-vous comme « sa vie », c’était en fait « la guerre » ? Comme si rien d’autre ne s’était passé. Comme si 90 années de vie étaient concentrées dans cinq années de guerre. Cinq années si profondément incrustées dans le disque dur que même le « reset » du temps qui passe n’avait pas pu les effacer.

Je me le suis toujours demandée ce que je pourrais bien avoir à raconter à mes arrière-petits-enfants quand j’aurai 90 ans… Et bien maintenant, je crois savoir : je les prendrai sur mes genoux, et je leur raconterai… mon été à l’hôpital… 

2 Comments

  • Martine Robineau

    merci Marion tes mots sont magnifiques, ils disent la vie, la vraie. J’ai connu l’hôpital aussi pour ma grande fille alors étudiante pendant une longue année, et tes mots résonnent en moi très profondément. Tout simplement merci de nous ramener à l’essentiel.

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